Mohamed Saïd Beghoul, expert pétrolier, à Reporters: « Le mandat du nouveau ministre de l’Energie est celui du redressement »
Date
24 mai 2015
Source
Quotidien Reporters, Édition du 24 mai 2015
Reporters : Youcef Yousfi quitte le ministère de l’Energie. Certains commentateurs lui prêtent son échec dans la gestion du gaz de schiste. Quel est votre avis sur cette analyse et comment évaluez-vous la gestion de Yousfi du secteur de l’Energie ?
Mohamed Saïd Beghoul : Le projet du gaz de schiste dans notre pays a été avalisé lors du Conseil des ministres du 21 mai 2014, après avoir été introduit dans la loi en vigueur sur les hydrocarbures (loi 13-01 du 20 février 2013). C’est donc devenu une décision politique du pays et pas un projet d’une personne physique. Il est naturel, néanmoins, que le principal pilote du projet reste le ministère de tutelle, en l’occurrence celui de l’Energie. Je pense qu’aucune personne, en tant que ministre de l’Energie, n’aurait échappé au bras de fer imposé par les citoyens anti-schistes. Mais peut-on, d’ores et déjà, parler d’échec dans la gestion de ce projet encore embryonnaire et dont le programme préliminaire en matière de forages pilotes a bel et bien été entamé ? Sur ce plan, je ne vois pas en quoi consiste l’échec. L’échec résiderait en fait dans la manière de vouloir faire avaler la pilule sans faire mal. Les conducteurs de ce projet, une petite minorité, ont fait cavaliers seuls ou «l’homme à tout faire» n’a pas prêté oreille ou associé une grande majorité, qui ne peut donc être que plus riche en experts et connaisseurs. C’est cette forme d’abus de pouvoir qui a confectionné les «bottes de béton» qui compromettent aujourd’hui l’avancée de ce projet. A ce titre, l’appel à moratoire adressé par le Collectif « non aux gaz de schiste » d’In Salah au président de la République, en date du 23 février 2015, n’a pas encore connu de suite. Quant à l’évaluation de la gestion du secteur de l’énergie par le ministre sortant, je pense que M. Yousfi, qui a cumulé près de sept années à la tête du secteur, doit, en principe, disposer de beaucoup de visions et d’une grande dextérité quand il s’agit de savoir «quoi faire » et « comment faire » pour répondre aux besoins énergétiques actuels et futurs du pays. Néanmoins, l’énergie étant un domaine sensible et à facteurs imprévisibles, les réalités du terrain ont le plus souvent défié le « pouvoir faire » et le « savoir-faire » basés sur les croyances et prévisions trop simplistes, voire naïves. Mais un manager ne fait rien par lui-même. Il a toujours le regard tourné vers l’intérieur de son équipe.
Quels sont les défis qui attendent le nouveau ministre de l’Energie ?
MSB: Si j’ai à donner un nom au mandat du nouveau ministre de l’Energie ça serait le « redressement ». En un mot, le défi, qui en cache beaucoup d’autres, consiste à redresser des pentes en remontant ce qui a été démonté depuis au moins l’année 2010 suite à l’implication de nombreux hauts cadres de Sonatrach, la principale compagnie du secteur, dans une série d’affaires de corruption, et qui a sévèrement émoussé les initiatives et les prises de décisions dans la gestion des projets du secteur dans son ensemble. Il y a donc lieu de commencer par la réhabilitation du réservoir humain du secteur, réservoir sans lequel ne jailliront ni pétrole, ni lumière. Pour les défis à court et à moyen termes, une des priorités est celle de corriger les déclins de 20% de la production des hydrocarbures liquides depuis l’année 2007, de 18% pour le gaz et de plus de 20% pour les exportations pendant que les besoins internes progressent de 5 % par an. Aussi, la vétusté de beaucoup d’installations de production, l’extension des capacités de production et de transport, l’augmentation du niveau des réserves qui stagnent depuis plus de 10 ans, énigmatiquement au vu des volumes produits et découverts annuellement, un partenariat amont en voie de disparition, des projets débiteurs et infructueux de Sonatrach à l’international, le projet controversé du gaz de schiste, les problèmes de pénuries dans la distribution du carburant, les délestages opérés par Sonelgaz en période de chaleur, la rationalisation de la consommation énergétique, le renouvelable, la transition énergétique… sont autant de dossiers brûlants qui vont certainement meubler l’agenda du nouveau ministre. Mais, en sa qualité d’économiste pétrolier, le nouveau ministre saura certainement hiérarchiser les priorités et éviter de s’encombrer de dossiers sans retour d’investissement en mettant, cette fois-ci, le paquet sur les prix’, plutôt que les prix sur le paquet, en épargnant deux dollars avant d’en dépenser un.
Malgré une offre abondante, le prix du pétrole remonte. Après s’être effondrés à moins de 45 dollars à New York et à 50 dollars à Londres en février, les prix du baril de pétrole sont remontés au cours des deux derniers mois pour osciller respectivement autour de 60 et de 65 dollars (54 et 58,5 euros) sur ces deux places. Comment expliquez-vous cela ?
MSB: Les prix planchers ont été atteints vers mi-janvier 2015 avec 44 dollars pour le baril de Brent, à cause de la surabondance de l’offre et le gonflement progressif des stocks américains. Ce prix plancher n’ayant pas été sans effets sur la rentabilité de certains gisements de schistes, les signes de ralentissement de leur exploitation ont commencé à se faire timidement sentir à partir de février 2015 avec le début de déclin de l’activité forage au moment où les stocks de brut américains se situaient à un record historique de 450 millions de barils, empêchant ainsi le WTI (West Texas Intermediate, pétrole léger US, appelé aussi Texas Light Sweet, NDLR) de s’éloigner de la barre des 50 dollars et le Brent, moins sensible aux stocks américains, du seuil psychologique des 60 dollars. Malgré la poursuite de la production des schistes et l’augmentation des stocks qui ont atteint plus de 490 millions de barils à fin avril 2015, les prix ont continué leur escalade pour atteindre, voire dépasser, aujourd’hui, la barre des 58 dollars pour le WTI et celle des 65 dollars pour le Brent. Cette bonne tenue des prix s’explique par le ralentissement de la cadence de production de pétrole de schiste et des augmentations des stocks moins marquées que prévu. On peut dire que l’offre est passée de surabondante à abondante. En effet, le début de ce mois de mai est marqué par une production américaine restée stable à environ 9,3 millions barils/jour et des déstockages répétés jusqu’à plus de 5 millions de barils, abaissant les stocks à 482 millions de barils. Si ce déstockage va se poursuivre dans les prochains mois, les Etats-Unis pourraient se rabattre sur les importations du brut, auquel cas les prix pourraient atteindre ou dépasser la barre des 75 dollars/barils d’ici à la fin 2015. C’est dire que les prix semblent réagir beaucoup plus aux spéculations à court terme, qu’à la situation de l’heure. La dernière hausse des prix du brut saoudien sur le marché asiatique, la situation en Libye et la faiblesse du dollar n’ont momentanément apporté qu’un léger soutien à cette remontée des prix. « On s’attend à une sorte d’équilibre sur le marché pétrolier au second semestre de 2015, ce qui va soutenir les cours.
Les prix s’améliorent, la croissance des livraisons hors OPEP – notamment le pétrole de schiste – est plus faible qu’auparavant et la demande se reprend», a déclaré, mardi 19 mai, la représentante du Koweït à l’OPEP, Nawal al-Fuzai. La stratégie saoudienne de faire plier tous les pays produisant à des prix élevés – notamment les Etats-Unis, avec leur pétrole de schiste – a-t-elle fini par payer ?
MSB: Sur la forme, je partage totalement la déclaration de la représentante du Koweït à l’OPEP du fait que, comme nous venons de le voir, le fleuve des ingrédients pour le retour progressif à un équilibre offre-demande ne cesse de grossir bien que le processus risque d’évoluer en dents de scie et nécessiterait du temps pour se stabiliser. Mais cette déclaration semble fondée sur l’ambitieuse stratégie saoudienne qui n’a pas tardé à montrer ses limites. Pour rappel, la stratégie de l’Arabie saoudite consistait en une guerre des prix visant à les faire baisser jusqu’à un seuil, estimé à environ 70 dollars, qui pénaliserait la rentabilité d’un pétrole de schiste, moins cher et principal concurrent du pétrole saoudien sur le marché américain et, du coup, faire couler les économies russe et iranienne peu résistantes à la baisse des prix. Depuis juin 2014, le marché a toujours fonctionné seul et il se stabilisera tout seul, en fonction de l’évolution du principal facteur qui l’a déséquilibré, en l’occurrence la production de schistes. Le marché n’a jamais été sensible à la stratégie de l’Arabie saoudite, puisque beaucoup de gisements de schistes américains produisaient toujours à flot quand le prix du baril avait atteint le plancher de 44 dollars en janvier 2015 et, pis encore, les importations du pétrole saoudien par les USA ont diminué de beaucoup. La stratégie saoudienne n’a donc pas fonctionné et le royaume wahhabite a bel et bien perdu la guerre cheikhs-schiste. Pour pallier son échec stratégique et défendre sa part de marché aux Etats-Unis, le royaume a décidé de brader son pétrole en réduisant les prix sur le marché américain tout en essayant de récupérer le gap sur le marché asiatique.