Dr Mohamed Said Beghoul: «Les européens n’accepteront plus d’acheter un gaz 3 ou 4 fois plus cher»
Date
29 février 2016
Source
Interview accordée au quotidien El Watan, édition du 22 février 2016
On focalise beaucoup sur le pétrole avec la baisse des cours et les perspectives sombres. Peut-on parler des mêmes perspectives pour le gaz ?
Avec un taux de consommation de 33% dans le bilan énergétique mondial, le pétrole reste la première source d’énergie fossile devant le charbon (30%) et le gaz (24%). En plus, 80% des réserves mondiales sont entre les mains de pays qui ne vivent que du pétrole (pays de l’OPEP, Russie, etc.). Sur le plan boursier, aux Etats-Unis pas moins de 60% des investissements des compagnies du SP 500 concernent le secteur pétrolier.
De fait, une chute draconienne et prolongée des prix du baril peut mener droit vers la paralysie de l’économie mondiale.
N’oublions pas qu’on est passé d’un baril à 148 dollars en juillet 2008 à 26 dollars en janvier 2016. Il y a donc de quoi s’inquiéter et se focaliser beaucoup sur ce capricieux marché qui, jusqu’ici, n’écoute que la production des schistes et du subséquent gonflement des stocks américains.
Quant au marché gazier, bien qu’il soit aussi excédentaire et contrôlé par les schistes, il reste plutôt plus constant et résistant que le marché pétrolier. Pour le pétrole, la chute des prix est très sensible aux stocks et à la production, tandis que le gaz résiste mieux autour de 2 dollars le million Btu.
La chute du prix du gaz est, en partie, liée à l’élévation des stocks de ses produits dérivés. En effet, pour des raisons économiques, la pétrochimie américaine utilise maintenant les dérivés du gaz de schiste (éthane, éthylène…) pour fabriquer du plastique, au lieu d’utiliser les dérivés du pétrole, opération trois à quatre fois plus coûteuse.
En baril-équivalent pétrole, le coût de production du gaz de schiste est deux fois plus faible que celui du pétrole de schiste. Bien que le gaz semble sortir progressivement du parapluie pétrolier aux Etats-Unis, les deux produits suivent pratiquement la même tendance. La production du pétrole est elle-même une grande consommatrice de gaz. Les courbes des prix sont toujours parallèles.
Le gaz algérien qui est à l’origine de 30% de nos recettes est indexé sur le pétrole. L’Algérie ne gagnerait-elle pas à redéfinir sa politique de commercialisation du gaz ?
Malgré le fait que le prix du pétrole a perdu 90 dollars depuis juin 2014, le prix du gaz, lui, n’a perdu que 2 dollars sur le marché américain sur la même période. En Europe, marché naturel du gaz algérien, le prix actuel tourne autour de 10 dollars le million Btu. Les recettes gazières algériennes ne sont donc pénalisées aujourd’hui que par les volumes exportés qui sont en diminution.
En effet, les contrats long terme tiennent toujours la route jusque vers 2018, et ce n’est qu’à partir de là que les recettes algériennes pourraient être pénalisées par un prix spot, plus bas, que la partie européenne ne cesse de vouloir négocier depuis l’avènement du gaz de schiste. Les Européens n’accepteront plus d’acheter un gaz 3 ou 4 fois plus cher, ni signer de contrats long terme où le prix du gaz est indexé sur celui du pétrole.
Le gazoduc Galsi qui devait exporter 8 milliards de m3 de gaz algérien par an vers l’Italie végète depuis 2003, année de son lancement à cause du prix jugé élevé par les Européens. Aujourd’hui, le gaz n’est que partiellement indexé sur le pétrole : ce n’est pas à cause de la chute du baril que le prix du gaz est tombé aussi bas sur le marché américain, mais à cause de la surproduction du gaz de schiste lui-même.
L’Algérie ne pourrait donc redéfinir isolément une politique de commercialisation de son gaz pour y remédier. Le Forum des pays exportateurs de gaz, fort de près de 70% des réserves mondiales et de 60% du commerce gazier n’est jamais parvenu à imposer une stratégie gazière qui soit une issue, et ce, depuis 2001, année de sa fondation.
Il y a de plus en plus de concurrence sur le marché du gaz. L’Algérie est-elle réellement menacée sur ses marchés traditionnels ?
On parle du nourrissage d’une concurrence gaz-gaz depuis le boom du gaz de schiste, en 2009, mais pour l’heure il n’en est encore rien s’agissant de nouveaux entrants potentiels sur le marché européen où la Russie, la Norvège, l’Algérie et les Pays-Bas restent les principaux fournisseurs avec 75% des importations européennes, suivis de pays comme le Qatar, l’Australie, le Nigeria…, qui sont des fournisseurs d’appoint de quantités limitées de GNL.
L’Europe est déjà bien approvisionnée, et donc si concurrence il y aura, elle serait d’abord liée beaucoup plus au prix de livraison qu’aux quantités livrées. Avec des prix spots européens qui tournent autour de 6 ou 7 dollars le million Btu, les sources lointaines qui ne livrent que du GNL ne seront plus concurrentes car peu ou non rentables.
C’est le cas des Américains qui viennent de dépenser 15 à 20 milliards de dollars pour reconvertir les sites d’importation d’avant-schiste en sites d’exportation et qui comptent sur un retour d’investissement en exportant leur gaz vers l’Europe où les prix sont trois ou quatre fois plus élevés. Mais le coût total de livraison du GNL américain en Europe (coût de traitement, de liquéfaction, de transport et de regazéification) pourrait atteindre ou dépasser le prix spot.
A mon avis, la menace sur le gaz algérien il faut la voir sur deux fonts. D’abord l’érosion de la marge bénéficiaire (et donc des recettes) par le passage au prix spot dès l’arrivée à terme des anciens contrats (ToP), puis avec des réserves de 2700-2800 milliards de m3, en nette diminution, le pays risque de ne plus pouvoir répondre aux différents besoins qui sont les exportations, le marché intérieur, en nette croissance, et la réinjection.
Avec ses différents liens physiques en termes de gazoducs, la source algérienne, incontournable, est l’une des mieux placées pour le marché européen, pourvu que la réhabilitation de son potentiel gazier soit l’une des premières priorités. Il faut juste s’adapter aux prix, et dans ce contexte il y a lieu de privilégier l’exportation du gaz brut à celle du GNL très coûteux. Tout cela suppose que le gaz de schiste «in situ» (européen) demeure une option utopique.
Aujourd’hui, il faut arrêter de se leurrer : nous sommes désarmés, sur la défensive. Le «problème» est venu des schistes et le salut ne peut venir que des schistes (leur déclin en l’occurrence), car leur surproduction est responsable de 70% de la dégringolade des prix, et cette chute est responsable de la situation économique actuelle du pays. Mais les vrais responsables, c’est bien nous.
Jusqu’à quel point la croissance de la consommation domestique peut-elle hypothéquer nos exportations futures ?
La production gazière algérienne a chuté de 16% depuis 2008 pour se situer aujourd’hui aux environs de 130 milliards de m3 par an dont environ 36 milliards de m3 pour le marché local, une cinquantaine de milliards de m3 pour l’exportation et le reste, environ 35%, est destiné à être réinjecté pour booster les vieux gisements.
A ce rythme de production et s’il n’y aura pas de découvertes conséquentes, les réserves prouvées ne couvriront qu’une vingtaine d’années. Avec un taux de croissance de la consommation interne de 5,5% par an, à l’horizon 2025-2030 il faudra 60 milliards de m3 de gaz par an pour répondre à la demande domestique. Aujourd’hui, la part du marché intérieur représente déjà 70% des volumes exportés, contre seulement 35% il y a 10 ans.
C’est dire que la consommation domestique risque de se substituer aux exportations dans les 10 prochaines années. Si pour le marché intérieur il y a la possibilité d’appliquer les articles 50 et 51 de la loi, invitant, si besoin est, le partenaire à limiter sa production et à privilégier l’approvisionnement du marché local, la satisfaction des volumes à exporter, épine dorsale de notre économie, demeure problématique.