Dr Mohamed Saïd Beghoul à Reporters: «Le seuil de 55 dollars le baril planera sur le 1er semestre de l’année 2015»
Date
31 décembre 2014
Source
lnterview REPORTERS DU 31 /12/2014
Reporters: « En périodes de déprime, tout le monde se réveille, maudit le pétrole, crie à l’urgence d’une guérison du syndrome hollandais et prône pour l’investissement dans l’économie de production et l’indépendance des hydrocarbures. Mais il suffit d’une nouvelle éclaircie du baril pour voir tout le monde contracter, à nouveau, le virus hollandais et ainsi de suite », écriviez-vous en 2012 dans une de vos contributions. Va-t-on revivre le même scénario en 2015, alors que l’actualité nationale est marquée par une chute brutale des cours du pétrole ?
MSB: Absolument. C’est le disque rayé. Nous sommes à nouveau en période de déprime depuis juin 2014 et c’est la même chanson qu’on est en train d’écouter : coupes budgétaires, loi de finance complémentaire avec probablement un prix de référence du baril inférieur à 37 dollars, austérité à tous les niveaux, préparer l’après pétrole, etc. Je vous assure qui si le baril reprendrait des couleurs d’ici peu vous n’allez plus entendre ces discours mais le syndrome y est toujours. Que pensez-vous d’un cancéreux qui après avoir apaisé momentanément sa douleur par un calmant vous dira je suis guéri?
Vous dites que depuis un siècle, jusqu’aux débuts des années 2000, le prix nominal du baril de pétrole a toujours oscillé dans une fourchette allant de 1 à 40 dollars. Les pics maximum ou minimum sont habituellement causés par des conditions géopolitiques ou des raisons techniques ponctuelles. Les cours du baril ont chuté de 50% depuis juin dernier. Comment expliquez-vous cette chute brutale du baril ?
MSB : De nos jours, les tensions géopolitiques n’ont plus un impact direct sur la détérioration du marché pétrolier. Je dirais même qu’elles ont, parfois, tendance à favoriser son raffermissement plutôt que sa déprime. Les conflits et les guerres ont besoin de pétrole. Le premier pic historique à 100 dollars le baril a été généré, rappelons-le, par la révolution iranienne et la guerre Iran-Iraq vers l’année 1980. Avant le mois de juin 2014, le prix du baril dépassait les 100 dollars pendant que se développaient les tensions géopolitiques en Iraq, en Syrie, voire au Maghreb. Pour revenir à votre question, la chute brutale du baril depuis juin dernier est essentiellement causée par une certaine « mévente » du pétrole OPEP et saoudien en particulier. L’accélération de l’exploitation du pétrole de schiste au Texas, à partir de 2010, a fait passer la production du seul gisement de Bakken (États-Unis) de 400 000 barils par jour (bj) en 2011 à un mbj en 2013, entrainant ainsi la baisse des importations américaines en provenance de l’Arabie saoudite de un mbj en 2013. Depuis l’année 2006, les importations américaines ont baissé de 9 mbj. Ce trop-plein du marché n’ayant pas trouvé preneur, avec la faible croissance économique en Chine et en Europe, explique la situation actuelle du marché.
Comment voyez-vous le rôle de l’Arabie saoudite dans le maintien de cette baisse surtout que le souhait des pays les plus touchés par cette déprime du marché (l’Algérie, la Libye et le Venezuela) de diminuer les quotas de production pour redresser les prix n’a pas trouvé d’écho lors de la réunion de l’OPEP du 27 novembre 2014?
M.S.B: Malgré la pression exercée sur l’Arabie saoudite par ce qu’on appelle les « durs » de l’OPEP, en l’occurrence l’Algérie, la Libye et le Venezuela, et qui sont les plus touchés par la crise, le royaume wahhabite, chef de file de l’organisation, a préféré le statu quo à 30 mbj pour, soi-disant, contribuer à gonfler l’offre et donc faire baisser davantage le prix du baril à un niveau pénalisant la rentabilité des schistes américains. Mais le royaume a toujours répondu présent aux intérêts américains et notamment quand il s’agit d’augmenter sa production pour ajuster les prix. Avec un quota d’environ 9 à 10 mbj, des capacités de production extensibles à 12 mbj et des réserves de 270 milliards de barils, l’Arabie saoudite semble avoir bien négocié un « deal » pour son unique intérêt, avec la Maison-Blanche, afin de préserver son rôle de « Swing Producer », rôle dévolu au royaume par le président Roosevelt dès 1945, mais qui risque de lui échapper aujourd’hui, notamment depuis l’attentat de septembre 2001, puis avec la production irakienne en nette progression, l’apaisement des relations politiques avec l’Iran et, bien entendu, le boom du pétrole de schiste en général. Pour l’Arabie saoudite, c’est un peu la chasse au faucon. L’Algérie doit prendre son mal en patience, selon vous. Avec l’arrivée de l’hiver, la demande pourrait-elle relancer les prix du brut ? Pour les rentiers, comme l’Algérie, l’hiver 2015 arrive au mauvais moment. Etant donné que la production de l’OPEP n’a pas baissé, tout baril issu des schistes est un excédent sur le marché. Classiquement, cela devrait se traduire par une chute des prix et donc par une atteinte à la rentabilité des gisements de schiste, mais avec l’arrivée de l’hiver, qui s’annonce déjà très rude, cet excédent sera facilement épongé par la demande, éloignant ainsi les chances d’une relance éventuelle des prix avant le printemps prochain quand la demande commencera à baisser. Si la production des schistes persiste, les prix risquent de descendre un peu plus bas, mais c’est seulement quand ils auront atteint le seuil « réel » de rentabilité des puits qu’on pourra s’attendre à leur relance progressive. Comme vous le voyez, c’est un processus de longue haleine, à grande inertie, durant lequel notre pays doit prendre son mal en patience.
Un prix de baril de 60 et 70 dollars arrangerait-il les producteurs de schiste américains ?
M.S.B:La stratégie de l’OPEP, en maintenant sa production à 30 mbj lors de sa réunion du 27 novembre 2014, visait, rappelons-le, à faire baisser les prix à un niveau de non rentabilité des schistes, estimé par l’organisation à environ 80 dollars. Ce niveau a été atteint à fin octobre 2014 pour le WTI et à mi-novembre pour le Brent. Ces jours-ci, le WTI est à environ 54,5 dollars et le Brent à 59,5 dollars et la production des schistes se poursuit. A moins que nous revivions le coût du gaz de schiste, produit « à perte » pour limiter les importations, les prix de 60 à 70 dollars que vous avez évoqués semblent largement entrer dans les frais des opérateurs. Selon Harold Hamm, le patron de Continental Resources, le pétrole de schiste du gisement de Bakken reste profitable à moins de 50 dollars le baril. Cela s’avère être le cas. Néanmoins, un prix très bas n’arrangerait personne et vraisemblablement le seuil de 55 dollars, pour le Brent, semble planer sur le premier semestre de l’année 2015.
Le ministre de l’Energie a inauguré le premier puits pilote pour l’extraction du gaz de schiste. Pensez-vous que l’Algérie doit aller dans cette voie ?
M.S.B: Absolument pas. Notre pays est loin d’être à court de gaz conventionnel, comme les États-Unis. Aller dans cette voie, c’est tout simplement reconnaître que nous n’avons pas pu ou su découvrir du gaz conventionnel en quantités suffisantes à même de compenser les volumes produits. Je dirais même que, selon mon expérience dans le domaine minier algérien, il y a beaucoup plus de gaz conventionnel à découvrir à moindre coût et productible de suite que de gaz de schiste mobilisable. Je partage le souci du gouvernement quant à l’urgence absolue de reconstituer les réserves, mais je ne partage pas la voie empruntée pour y arriver. Géologiquement parlant, les réserves récupérables de gaz de schiste en Algérie sont très limitées, contrairement à ce qu’on avance, d’une part, et les roches mères ciblées n’ont pas les caractéristiques minéralogiques requises pour la réussite de la fracturation hydraulique, d’autre part. Donc économiquement parlant, la fracturation hydraulique chez nous est d’ores et déjà vouée à l’échec. En gaz de schiste, réaliser quelques puits pilotes ou allumer une torche n’a jamais été un succès. Le véritable succès, c’est de réaliser des milliers de puits producteurs et faire brûler son gaz non en tête de puits, mais dans la cuisine de son client tout en dégageant un grand bénéfice récupérant tous les coûts engagés. A titre d’exemple, le groupe français Total a renoncé, en 2013, à ses projets de gaz de schiste en Pologne, estimant qu’il faut une cinquantaine de puits pour tester la faisabilité et plus de 300 puits pour juger de la rentabilité. En Algérie, on tâtonne et on ne sait pas ce qu’on veut et en plus on veut produire demain, en 2022. L’une des variantes planifiées par les responsables du secteur consiste à investir 300 milliards de dollars en 50 ans pour produire 60 petits milliards de mètres cubes de gaz de schiste en forant 12 000 puits à raison de 240 puits par an. Un petit calcul donne 0,25 milliard de mètres cubes de gaz par puits, dont le coût est de 25 millions de dollars. Où est donc la rentabilité ? Je termine par dire qu’en Algérie, il y a très peu de gens qui ont compris ce qu’est le gaz de schiste.