Dr Mohamed Saïd Beghoul : «Comparée à d'autres pays d'Afrique, la boulimie énergétique de l'Algérie est démesurée»
Date
20 mai 2016
Source
Interview accordée à Mélanie Matarese, El Watan Weekend, du 20 Mai 2016
Alors que le premier Forum d’affaires Algérie-Union européenne consacré à l’énergie se tiendra les 23 et 24 mai à Alger, Mohamed Saïd Beghoul évoque les dangers qui pèsent sur le secteur gazier.
Les professionnels du secteur du gaz s’inquiètent d’un trou d’air à venir provoqué par deux phénomènes : d’un côté, la baisse de la production masquée par la baisse des prix du pétrole, et de l’autre le ralentissement du développement en amont conjugué à une demande énergétique intérieure devenue incontrôlable. Quel est votre diagnostic ?
M.S.B– Effectivement, on assiste, depuis une décennie, à un passage à vide de l’industrie gazière algérienne. La production a chuté de 16% depuis 2008 pour se situer aujourd’hui aux environs de 130 milliards de mètres cubes par an dont 36 milliards de mètres cubes pour le marché local, une cinquantaine de milliards de mètres cubes pour l’exportation et le reste, près de 35%, est destiné à être réinjecté pour booster les vieux gisements. Les exportations du gaz algérien ont beaucoup chuté, avec seulement 44 milliards de mètres cubes en 2014. Pour rappel, dans les années 1990, le gaz algérien représentait jusqu’à 16% des besoins européens contre seulement 7 à 8% aujourd’hui, loin derrière la Russie (24%) et la Norvège (19%).
A ce rythme de production et des besoins, et s’il n’y aura pas de découvertes conséquentes, les réserves prouvées, qui tournent autour de 2700 milliards de mètres cubes, ne couvriront qu’une vingtaine d’années. Avec un taux de croissance de la consommation interne de 6% par an, à l’horizon 2025-2030 il faudra plus de 60 milliards de mètres cubes de gaz par an pour répondre à la demande domestique. Aujourd’hui, la part du marché intérieur représente déjà 70% des volumes exportés, contre seulement 35% il y a 10 ans. C’est dire que la consommation domestique risque de se substituer aux exportations dans les 10 prochaines années. Ça sera l’inquiétant trou d’air en question.
Entre 2005 et 2014, la consommation est passée de 17 millions de Tep (Tonnes équivalent pétrole) à 50 millions. Elle devrait doubler d’ici à 2030 et tripler d’ici à 2040. En quoi est-ce inquiétant ?
M.S.B– Les réserves prouvées algériennes (tous produits confondus) sont de l’ordre de 4 milliards de Tep (dont 58% de gaz naturel). La production actuelle est d’environ 195 millions de Tep et on compte la porter à 224 millions de ep d’ici à 2019. Si l’on considère une production annuelle moyenne de 210 millions de Tep, le pays ne sera plus pétrolier vers 2030 et en 2040 il fera déjà partie des pays importateurs d’hydrocarbures.
Ce qui est inquiétant, ce n’est pas d’importer du pétrole et du gaz (beaucoup de pays à économie opulente le font depuis longtemps), mais c’est l’inexistence quasi totale d’une économie de production couvrant la facture des importations. Franchement, il n’y a pas beaucoup de pays avec lesquels on peut se comparer. J’allais dire nous sommes uniques.
Peut-être se comparer à l’Indonésie qui n’est plus exportateur mais plutôt importateur de pétrole depuis 2003 et qui a réorienté sa production vers la consommation intérieure, mais contrairement à l’Algérie, l’Indonésie a d’autres sources de revenu comme le tourisme, l’exportation du charbon (4e producteur dans le monde), etc.
Là où l’OCDE consomme une unité de PIB pour son développement, l’Algérie en consomme deux fois plus. Une consommation absorbée à 44% par les ménages et le tertiaire, à 36% par les transports, et à 20% par l’industrie. Est-ce que le problème n’est pas finalement que cette consommation ne produise pas de richesse en retour ?
M.S.B- Avec ses 40 millions d’habitants et un parc roulant de 6 à 7 millions de véhicules, l’Algérie est le 4e consommateur d’énergie en Afrique avec l’équivalent d’un peu plus d’une tonne équivalent pétrole (1.15 Tep) par habitant et par an, derrière l’Afrique du Sud (2.8 Tep), la Libye (2.18 Tep) et le Gabon (1.25 Tep).
Il est clair que la boulimie énergétique de l’Algérie semble un peu démesurée comparativement à ces pays si l’on sait que l’Afrique du sud est la première économie (hors hydrocarbures) du continent avec un PIB par habitant de 12 000 dollars (malgré ses 48 millions d’habitants) pendant que la Libye et le Gabon (pays pétroliers), avec respectivement 6 millions et 1,7 million d’habitants, ont des PIB de 12 500 et 16 500 dollars par habitant.
Le PIB algérien tourne autour de 5500 dollars par habitant (l’un des plus bas de l’OPEP). La surconsommation d’énergie en Algérie est encouragée par des tarifs considérés parmi les plus bas au monde. Dans le même temps, dans une économie de rente, on consomme surtout ce qu’on ne produit pas. Le pétrole n’est pas une économie de production. La pétrolisation effrénée du PIB ne rime pas avec la création de la richesse.
Fin février, le président Bouteflika a convoqué un Conseil restreint consacré à l’Energie où il a fixé plusieurs priorités. Il y a donc une prise de conscience de l’urgence. De l’argent pour traiter cette urgence, il y en a encore. Mais est-ce que les ressources humaines, au ministère de l’Energie, ou chez Sonatrach, pour mettre au point une stratégie et l’appliquer existent ?
M.S.B-Quand il y a urgence, il y a problème. On dit «vaut mieux tard que jamais», mais s’agissant d’un problème rentier, édifié depuis des décennies, il faut autant de temps pour le démolir. Une prise de conscience de l’urgence ne peut constituer une recette magique pour ce genre de situations de longue haleine. Sur le plan ressources, au vu du Fonds de régulation des recettes et des réserves de change, le pays a juste de quoi traiter le quotidien. Il n’y a pas «encore» assez d’argent. La ressource humaine demeure, pour l’heure, le seul voyant «encore verdâtre», mais faut-il encore qu’elle ait les mains libres.
L’implication, en 2010, de nombreux hauts cadres de Sonatrach dans une série d’affaires de corruption est venue émousser, aujourd’hui, ce qui restait des initiatives. Par ailleurs, le départ massif d’experts, pour une raison ou pour une autre, depuis la dernière décennie, a pesé énormément sur la conduite de beaucoup de projets. Traiter une telle urgence avec des ressources pareilles me paraît quelque peu utopique.
Mais que faut-il craindre le plus ? La perte des débouchés gaziers européens sous l’effet de l’arrivée des gaz de schiste, le retour de l’Iran, la découverte de nouvelles provinces de gaz conventionnels en Afrique de l’Est et en Méditerranée orientale, le manque de rentabilité du gaz algérien ?
M.S.B-Pour l’heure, il n’en est encore rien s’agissant de nouveaux entrants potentiels sur le marché européen où la Russie, la Norvège, l’Algérie et les Pays-Bas restent les principaux fournisseurs avec 75% des importations européennes. L’Europe est déjà bien approvisionnée en gaz et la concurrence serait d’abord liée beaucoup plus au prix de livraison qu’aux quantités livrées. Avec des prix spots européens, qui tournent autour de 5 à 7 dollars le million de Btu, les sources lointaines qui ne livrent que du GNL ne seront pas concurrentes car peu ou non rentables.
C’est le cas des américains qui viennent de dépenser 15 à 20 milliards de dollars pour reconvertir les sites d’importation d’avant-schiste en sites d’exportation et qui comptent sur un retour d’investissement en exportant leur gaz vers l’Europe où les prix sont trois ou quatre fois plus élevés. Mais le coût total de livraison du GNL américain en Europe (coût de traitement, de liquéfaction, de transport et de regazéification) pourrait atteindre ou dépasser le prix spot.
Par le passé, l’Iran d’avant sanctions, les découvertes géantes en Afrique-Méditerranée, etc. n’avaient pas d’effets notables sur les débouchés du gaz algérien. A mon avis, ce qui est à craindre le plus pour le cas Algérie, c’est d’abord l’érosion de la marge bénéficiaire (et donc des recettes) par le passage au prix spot dès l’arrivée à terme des anciens contrats.
Puis, avec des réserves de 2700 milliards de mètres cubes, en nette diminution, le pays risque de ne plus pouvoir répondre aux différents besoins (exportations, marché intérieur et la réinjection). Avec ses différents liens physiques en termes de gazoducs, la source algérienne, incontournable, est l’une des mieux placées pour le marché européen, pourvu que la réhabilitation de son potentiel gazier soit une des premières priorités.
Ralentir la production, relancer le développement en amont, revoir les conditions des appels d’offres pour attirer davantage d’investisseurs étrangers… Quelles sont les priorités ?
M.S.B-Quand on parle des priorités, ce n’est pas pour pallier en urgence la situation actuelle, qu’il faut gérer avec rigueur, mais pour préparer le moyen-long terme afin de ne plus courir le même risque. Ralentir la production n’est pas une solution. Elle s’est ralentie d’elle-même et pour cause, la déplétion des vieux gisements et la vétusté des installations. Il faut noter que plus de 70% de la production de Sonatrach en propre, et qui n’est que d’environ 50% de la production nationale, provient de Hassi Messaoud et Hassi R’mel dont les installations ont atteint un état de vétusté très avancé, limitant ainsi les capacités de production. Les priorités ?
La rénovation des installations et la révision de l’activité amont sont primordiales en termes de mieux explorer et d’augmentation du taux de récupération. Une augmentation de 1% du taux de récupération sur l’ensemble des gisements de la planète équivaut à deux années de la consommation mondiale et sur, par exemple, le gisement de Hassi Messaoud, cela donnerait 500 millions de barils, soit l’équivalent de 50 découvertes de la taille moyenne actuelle. Sur le plan managérial, de nombreux gisements non encore développés, notamment ceux en partenariat, souffrent d’une lenteur dans le traitement de leurs dossiers.
Des plans de développement sont approuvés annuellement par Alnaft, mais les first oil ou first gas tardent à voir le jour devant les écueils d’ordre managérial. Le domaine minier algérien recèle encore des hydrocarbures, néanmoins de plus en plus capricieux, nécessitant la synergie d’un partenariat. Mais l’investisseur étranger devrait avoir en face de lui ce «partenaire désiré» plutôt qu’un «gendarme redouté». Les appels d’offres ne connaîtront d’engouement que si l’interface managériale et les critères économiques et fiscaux le permetent.