GAZ NATUREL: Le Maroc dans l’embarras
Date
30 mai 2022
Source
Quotidien Liberté du 21 Février 2022
Privé du gaz algérien depuis le 31 octobre 2021, le Maroc se cherche et n’arrive toujours pas à gérer l’impact socioéconomique de la décision d’Alger ni trouver le bon “tuyau” pour recouvrer ses besoins en gaz naturel, assurés à 97% par le gaz algérien 25 années durant.
Pour faire face à son problème de gaz, après l’arrêt des exportations algériennes vers l’Espagne via le Maroc, le premier réflexe du royaume était de trouver une “idée”, une alternative, ou, comme on dit, un “tuyau” pour s’alimenter en gaz, ce qui est tout à fait légitime. Tout d’abord, avant même la décision algérienne de fermer ses vannes à son voisin de l’Ouest, ce dernier a commencé à médiatiser l’importance de son potentiel gaz de schiste sur l’ensemble de ses bassins sédimentaires, comme pour signifier que le Maroc peut se passer du gaz algérien et comme si l’industrie du gaz de schiste consistait à presser un bouton pour le faire jaillir. Le potentiel gaz de schiste marocain, estimé en 2015 par l’agence américaine EIA – Energy Information Administration, serait seulement d’environ 340 milliards de mètres cubes (340 Gm3) techniquement récupérables, soit 60 fois moins important que le potentiel gaz de schiste algérien estimé par la même agence à plus de 20 000 Gm3, bien que tous ces chiffres, d’un côté comme de l’autre, demandent à être vérifiés. Sachant que son présumé gaz de schiste est une option à la fois incertaine et de longue haleine, le Maroc a braqué les projecteurs de ses investigations vers des solutions plus “raisonnables” et urgentes en signant, fin novembre 2021, un accord avec Sound Energy, une société britannique, pour lui fournir du gaz provenant d’un gisement qu’elle exploite à Tendrara, situé à l’est du royaume.
C’est en avril 2016 que cette entreprise britannique a obtenu une concession de recherche sur le périmètre Tendrara en partenariat avec l’Ogif (Oil and Gas Investment Fund), un organisme proche du palais royal. Parmi les opérations de cet accord, les deux parties avaient convenu, en janvier 2020, que Sound Energy construira, durant la 1re phase de développement, une unité de traitement et de liquéfaction du gaz produit et durant la 2e phase un gazoduc de 120 km connectant le gisement de Tendrara au tronçon GME marocain. Sound Energy s’engage ainsi à livrer au Maroc, via son tronçon GME, abandonné par l’Algérie, les quantités de gaz dont le royaume a besoin. Des médias marocains parlent d’une livraison de 350 millions de mètres cubes de gaz naturel liquéfié (GNL) par an, ce qui correspond à 210 Gm3 de gaz naturel par an !!! (1 m3 GNL ≈ 600 m3 gaz naturel), de quoi satisfaire 50% des besoins annuels européens !!! Faute de calcul ou de mauvaise notion de chiffres ou d’équivalence, il faut, sans aucun doute, lire 350 millions de m3/an de gaz naturel, et non de GNL, et ce, pendant 10 ans. Selon une déclaration du ministre marocain de l’Énergie, Aziz Rabbah, en décembre 2019, cela ne couvrira d’ailleurs que 30% des besoins du royaume, assurés auparavant à 97% par le gaz algérien avec un seul petit Gm3/an.
Le niveau d’assistance de la firme britannique reste donc très modeste, mais raisonnable, du fait que les réserves de ce petit gisement de Tendrara seraient elles-mêmes très marginales et que l’opérateur situe autour de 1 Gm3, c’est-à-dire l’équivalent de ce que le Maroc piquait annuellement sur le gaz algérien via le GME. Sound Energy a failli abandonner ce projet en 2019 non seulement pour son faible potentiel gazier, mais aussi pour des raisons financières l’ayant contrainte à demander un prêt de 18 millions de dollars à un de ses partenaires. De fait, la construction d’une unité de liquéfaction GNL à Tendrara reste un objectif difficile à réaliser. Toujours est-il que si Sound Energy arrivait à vendre ce modeste volume de son gaz au Maroc (soit le tiers de ce que l’Algérie lui cédait via GME), cela ne réglerait aucunement le problème du royaume en besoins gaziers, notamment pour alimenter ses centrales électriques à l’arrêt depuis la décision d’Alger de fermer ses vannes, d’autant plus que le Maroc, dont le mix électrique est encore dominé à 70% par le charbon, ambitionne de le diversifier avec, en plus des énergies renouvelables, l’injection du gaz naturel dans le cadre d’un mégaplan gazier, le “Gas to power”, qui prévoit de lourds investissements dans le GNL et les gazoducs. Ce plan s’étale jusqu’en 2025, c’est-à-dire à l’expiration du contrat avec Sound Energy, signé en août 2018, pour 8 années, approuvant le forage de puits gaziers dans la concession de Tendrara. Faudrait-il encore que la livraison de gaz au Maroc par Sound Energy soit du domaine de la faisabilité commerciale pour les deux parties, sachant que le développement de Tendrara traîne déjà depuis des années, d’une part, et 86% des ventes au Maroc seront de formule “take or pay”, d’autre part ; ce qui force le Maroc à payer 300 millions de mètres cubes annuellement, qu’il en prenne livraison ou non.
Comme le Maroc sait déjà que l’option “Sound Energy” n’a pas toutes les chances d’aboutir ou de satisfaire les besoins marocains, l’autre “tuyau” qui est venu à l’esprit des responsables marocains est celui de s’approvisionner en gaz depuis l’Espagne via le GME, encore lui. En effet, au début du mois de février 2022, à la demande du Maroc, un accord entre Madrid et Rabat aurait été discuté entre les deux parties pour que l’Espagne approvisionne le Maroc en gaz. Cette option, utilisant, cette fois-ci, le GME en sens inverse, et qui est d’ores et déjà techniquement incompatible avec l’option Tendrara, ne serait-elle pas une façon de mettre en veilleuse ou d’enterrer définitivement l’option “Sound Energy” ?
De son côté, l’option de solliciter l’aide de l’Espagne se heurte, elle aussi, à moult épreuves. Sur le plan technique, l’éventuel gaz arrivant au Maroc doit emprunter les tronçons espagnols, dont la partie terrestre (270 km), puis celle plongeant dans le détroit de Gibraltar (45 km) revenant à l’espagnol Naturgy, avant d’emprunter le tronçon terrestre marocain (540 km) qui, lui, est géré par un consortium regroupant le Maroc, le Portugal et l’espagnol Naturgy. C’est dire que des pourparlers entre différents partenaires doivent avaliser la faisabilité technique et financière de l’opération. Il n’est pas évident que si les tronçons ibériques reprennent du service (dans le sens inverse), ce sera à la charge de l’Espagne. Cette dernière, jouant juste le rôle de “mère porteuse”, sera rémunérée par le Maroc pour le droit de passage du gaz importé et l’utilisation des tronçons ibériques. Il n’est pas dit que sur le plan technique, les deux parties ne trouveront jamais un consensus gagnant-gagnant, mais il n’en demeure pas moins que le volume et l’origine du gaz à expédier de l’Espagne vers le Maroc constituent l’autre question à cette option.
Tout d’abord, l’Espagne ne pourrait, en principe, pas revendre au Maroc une partie du gaz importé d’Algérie via le Gazoduc Medgaz et peut-être même par méthaniers (GNL), et ce, en application de la clause contractuelle appelée “clause de destination”, empêchant l’acheteur de revendre le gaz importé en dehors d’une zone géographique déterminée, autrement dit, au-delà de ses frontières. Il reste, néanmoins, possible, qu’il existe des contrats GNL qui n’exigent pas de “clause de destination” qu’on trouve dans la majorité des contrats de livraison par gazoducs. Même si les modestes volumes de GNL algérien qui arriveraient en Espagne (estimés à 3 bcm/an pour compenser le déficit occasionné par la fermeture du GME, en attendant l’extension prochaine de Medgaz), ne seraient pas soumis à la “clause de destination”, il serait hasardeux pour l’Espagne de les partager, après regazéification, avec un tiers, sachant que l’Espagne elle-même, tout comme l’ensemble des pays de l’Union européenne, a un besoin urgeant en gaz. Pays non gazier, l’Espagne importe 100% de ses besoins qui sont de 33 Gm3/an, dont 12 Gm3 par gazoducs (Algérie et Norvège) et 21 Gm3 par méthaniers (GNL) en provenance du Nigeria, Trinité-et-Tobago, Qatar, Pérou, États-Unis, etc. Dans une pareille situation, il est très difficile d’imaginer que Madrid doive importer plus de gaz pour dégager un excédent à dédier au Maroc. À ce titre, il est important de souligner que le ministre espagnol de la Transition écologique n’a pas omis de préciser que ce geste de soutien envers le Maroc est basé sur les relations commerciales de son pays et que le gouvernement espagnol l’aurait fait aussi pour tout partenaire ou tout voisin.
À première lecture, le gouvernement espagnol, par la voix de son ministère, a laissé sous-entendre que le Maroc doit se débrouiller seul pour garantir sa sécurité énergétique en matière d’acquisition de gaz naturel liquéfié (GNL) sur les marchés mondiaux et de son transport jusqu’aux terminaux de regazéification espagnols avant d’être évacué via le GME vers le Maroc. Il est vrai que l’Espagne dispose d’au moins six unités de regazéification, à capacités suffisantes, mais elle se limitera à des prestations de services pour le compte du Maroc qui supportera ainsi tous les coûts de la chaîne depuis le terminal de soutage du GNL à la source d’acquisition sur un marché international, jusqu’à sa livraison au royaume comme gaz naturel. Cela dit, le Maroc aura-t-il les moyens financiers nécessaires pour venir à bout de toute cette gymnastique au moment où le marché gazier mondial traverse une période de disette gazière avec des incertitudes et des prix effrayants ? En effet, et selon les distances, l’importation du gaz est environ 30 à 40% plus coûteuse par méthaniers (GNL) que par gazoducs du fait qu’au prix d’importation du GNL, il faut rajouter les coûts de liquéfaction (1.5 à 2 dollars/million BTU), de transport (1.5 à 2.5 dollars/million BTU) et de regazéification (1 à 1.5 dollar/ million BTU), ce qui revient à rajouter 4 à 6 dollars/million BTU au prix d’importation. Même si des médias marocains ont fait état du lancement d’un projet de construction d’un terminal de regazéification de GNL dans le port de Mohammedia, à une trentaine de kilomètres au nord de Casablanca, le coût d’une telle installation est généralement entre 200 millions et 250 millions de dollars.
Privé du gaz algérien depuis le 31 octobre 2021, le Maroc se cherche et n’arrive toujours pas à gérer l’impact socioéconomique de la décision d’Alger ni à trouver le bon “tuyau” pour recouvrer ses besoins en gaz naturel, assurés à 97% par le gaz algérien 25 années durant. Selon Leïla Benali, ministre marocaine de la Transition énergétique, depuis la fermeture du GME, près de 80% de la demande nationale d’électricité est couverte essentiellement par le charbon, mais aussi le fioul, le diesel et l’importation d’électricité de pays… voisins. La baisse des activités touristiques de 75% à cause de la pandémie de Covid et des recettes y afférentes n’autorise pas le royaume à disposer de moyens financiers suffisants pour assurer aisément son indépendance énergétique à court et à moyen terme, d’autant plus que le pays est non seulement le deuxième grand importateur d’énergie en Afrique, mais aussi le pays le plus endetté du continent, selon une étude du puissant cabinet de conseil américain McKinsey. Le gouvernement marocain a d’ailleurs obtenu des fonds d’urgence extérieurs dont 3 milliards de dollars du Fonds monétaire international (FMI) et 460 millions de dollars de la Banque africaine de développement pour atténuer, entre autres, l’impact de la pandémie sur une économie stimulée essentiellement par le tourisme. Aujourd’hui, le Maroc, où le quart de la population vit déjà sous le seuil de pauvreté extrême, a juste commencé à payer le prix de la rupture avec son voisin de l’Est.